Le kharidjisme

Publié le par Zou

Pour comprendre ce qu'est cet épisode très particulier dans l'histoire musulmane, il faut revenir au début de l'islam. Littéralement kharidjisme signifie "dissidence". Suite à l'assassinat d'Ali et d'une partie de sa descendance, certains croyants sont lassés de ces querelles de successions. 

La tradition, issue des Omeyyades, veut que le calife soit désigné parmi la famille du Prophète, et par extension qu'il soit un Arabe koraïchite. Le kharidjisme affirme au contraire que le commandeur des croyants doit être désigné par les croyants eux-mêmes, en fonction de son exemplarité dans la foi, sans que l'on tienne compte de sa parenté avec la famille du Prophète ou de tout autre critère. Pour eux, même un esclave noir peut y prétendre, à partir du moment où il est reconnu par la communauté des croyants par l'exemplarité de sa foi. Rigoriste et simple, cette version démocratique et révolutionnaire de l'islam a un grand succès en Afrique du Nord. Elle affirme, et ce n'est pas la moindre de ses conséquences, que les peuples conquis par les musulmans arabes peuvent se diriger eux-mêmes.

Certains auteurs y ont vu une version musulmane du donatisme (voir notre page sur le donatisme). D'autres, et notamment les historiens colonialistes, la situent comme une résistance des imazighen face aux arabes. Les deux points de vues sont contestables. Contrairement au donatisme, le kharidjisme ne s'appuie sur aucune contestation dogmatique. Il n'est pas non plus extérieur à l'islam, puisqu'il pourrait théoriquement s'appliquer à toutes les communautés musulmanes. Il n'est pas typiquement amazigh, puisqu'il est née au départ en Egypte et il s'est même répandue chez les perses, qui sont majoritairement d'obédience chi'ite.

Une thèse beaucoup plus crédible est celle développée par Gabriel Camps. Il émet l'idée que les Imazighen ont gardé le souvenir de leurs coutumes démocratiques anciennes que le kharidjisme n'est pas sans fortement rappeler. En ce sens, il a effectivement une origine proche du donatisme. L'espoir de fonder des royaumes indépendants n'est pas encore définitivement perdu. Le kharidjisme recommande également l'austérité et la rigueur doctrinale, ce qui ne peut que séduire les populations d'Afrique du Nord. Sans renoncer à l'islam, il n'est pas étonnant qu'elles y adhérent massivement. Il a particulièrement du succès parmi les Zénètes, tribus imazighen qui étaient arrivées de l'Est après la chute de l'empire romain.

Le mouvement n'est pourtant pas uni. Sa branche la plus puissante, l'ibadisme, est aussi la plus modérée. L'autre branche, celle des sofrites, est radicale.

La première manifestation du kharidjisme  en Afrique du Nord est l'envoi à Damas vers 735, d'une délégation refusant l'autorité du gouverneur arabe d'Afrique du Nord, Abdallah Ben Habhah, successeur de Musa Ibn Nuçayr. Ce dernier est mandaté par le Calife pour ne pas ménager les biens africains. Il a pour mission : 

·         De lever sur les musulmans d'Afrique les impôts réservés aux populations non converties.

·         D'enrôler des soldats pour les mettre en première ligne afin de protéger les troupes arabes.

·         De prendre les plus belles jeunes filles pour les envoyer à Damas.

Ces mesures provoquent la colère des Imazighen. Ils ne sont pas considérés comme croyants à part entière, mais presque comme des esclaves. La délégation n'est même pas reçue par le calife. Elle retourne en Afrique du Nord et commence à organiser la contestation. Le mouvement use d'abord de l'infiltration pour se répandre, les dignitaires musulmans imazighen y étant au départ hostiles.

Le premier soulèvement kharidjite a lieu vers  739 ou 740. Il est placé sous le commandement de Maysara, dont on sait qu'il avait été à la tête de la délégation à Damas. Au départ, il n'était qu'un simple porteur d'eau, élu calife par les croyants. Certains chroniqueurs arabes affirment, mais ce n'est pas certain, qu'à la tête d'une importante révolte, il prend Tanger et Sous. On sait qu'elle part du Maroc et secoue ensuite toute l'Afrique du Nord, mais elle est vaincue.

En 757, la secte des sofrites, prend Kairouan. Elle y commet des massacres et des excès abominables. Deux ans plus tard, elle est chassée par les ibadites. Une expédition arabe met fin un peu plus tard à cette rébellion en Tunisie, mais le kharidjisme s'est étendu entre temps à toute l'Afrique du Nord.

En Algérie centrale apparaît le califat Rostémide, dont l'imam Ibn Rostem, (’Abd al Rah’mân ben Rustom) d'origine perse, est le fondateur. Sa fondation est légendaire. Les premiers kharidjites s'assemblent à Kairouan, autour de l'Iman, mais ils en sont chassés. La légende veut qu'ils arrivent dans une foret peuplée de lions, de reptiles et autres bêtes sauvages, où aucun humain n'avait jamais pu survivre. Ils payent même une concession aux seigneurs locaux pour s'y établir. Ils y fondent la ville de Tahert (dite Tahert la nouvelle) qui connaît très vite un grand rayonnement. L'annonce de sa création attire les kharidjites dispersés dans tout l'islam. Une délégation vient même d'Irak. A sa grande surprise, elle trouve à son arrivée Ibn Rostem occupé à réparer lui-même les fentes de sa terrasse avec du mortier. Il la reçoit en leur offrant des gâteaux et du beurre fondu, dans une pièce où le seul ameublement est le coussin qui lui sert de lit. Si Ibn Rostem est d'une grande rigueur religieuse, il n'est en rien un fanatique. Une bonne partie de la population restée chrétienne  vit en bonne intelligence avec les musulmans. Lorsque le royaume sera détruit, elle accompagnera ceux-ci dans leur exil vers le Sahara.

Tahert la nouvelle est, pendant prés de deux siècles, le centre  d'un très grand rayonnement intellectuel. On y pratique évidemment l'étude du Coran et de la grammaire arabe mais aussi l'astronomie et la médecine. Elle devient également un important centre de commerce. Elle connaît une grande richesse. Il semble que tous les imams qui la gouvernèrent furent des descendants d'Ibn Rostem, mais que tous, conformément au fondateur restèrent pauvres et humbles. Vers la fin, elle commet quelques erreurs dans des guerres avec les tribus voisines, qui lui coûtent beaucoup en combattants et se soldent par des échecs. Ce sont les Idrissides qui mettront fin à la dynastie. Ceux-ci furent attirés par sa richesse.

Parallèlement, dans le Tafilalet, une dynastie sofrite prend pour capitale Sidjilmassa. Elle contrôle les routes caravanières et le  commerce avec le Soudan et le Mali. Ce royaume théocratique a pour règle que l'Imam peut être déposé par le peuple, règle dont il use à plusieurs reprises.

Une autre secte kharidjite s'impose dans l'Aurès et a pour nom le nakkarisme. Sa particularité est d'adopter une doctrine pratiquement rationaliste.

Le kharidjisme se poursuit durant deux siècles. Il s'ensuit une période de guerre tout au long du 8ème siècle pendant laquelle arabes et imazighen perdent et reprennent des territoires.

Un des imans Kharidjite les plus célèbres est Abû H’atîm, encore appelé Al Malzuzi qui vécut au huitième siècle. De son vrai nom Abû H’atîm Ya’qûb ben Labîd, il appartient, ainsi que le montre son nom, à la grande tribu des Malzuza, aujourd’hui disparue et qui était localisée en Tripolitaine (Libye). Al Shammakhî lui ajoute le nom d’Al Nadjîsî, l’affiliant à une autre tribu amazighe, les Nadjâsa, citée par les auteurs musulmans comme une branche des Mazâta. Al Dardjînî lui donne le nom d’Al Hawwarî, par référence aux Hawwara. Enfin, Ibn Khaldoun pense qu’il appartenait aux Maghila, une tribu des Malzuza.

On ne sait pas sa date de naissance, qui si situe probablement  vers 710 ou 720. Il  meurt en 772. 

Avant d'être un redoutable chef de guerre, Abû H’atîm exerce d’abord les fonctions gouverneur de la ville de Tripoli, sous l’imamat d’Abû al Khatt’ab ’Abd al Aâ’la’ al Maâ’rifi. Celui-ci est tué à la bataille de Tawargha qui oppose les troupes ibadites à l’armée abbasside, commandée par Ibn al Ashâ’th, en s’afar 144 de l’Hégire (mai juin 761). La population de Tripoli est massacrée mais Abû H’atîm réussit à s’échapper. Il entre en guerre contre les Arabes quatre années plus tard en 765.

En 768, le général arabe Abû H’afs (de son vrai nom ’Umar Ibn H’afs), est nommé gouverneur de Kairouan par le calife Al Mans’ur. Ce dernier le charge également de se rendre dans le Mzab pour reconstruire la forteresse de Tubna, place forte des Arabes, détruite les imazighen. Il est aussi mandaté combattre le chef Kharidjite Abû Qurra, soutenu par les tribus imazighen Banû Ifrân et Maghîla.

Dés que Abû H’afs  quitte Kairouan, les ibadites se révoltent contre le gouverneur arabe de Tripoli. Ils prennent pour chef Abû H’atîm al Malzûzî, et s’emparent de la ville. Ils assiègent Kairouan. Abû H’atîm, à la tête des Ibadites de Tripolitaine et d'Afrique du Nord, marche sur Tubna, se joignant aux autres groupes ibadites et sofrites qui assiége Abû H’afs. Ce dernier est dans une situation désespérée, mais il réussit à acheter la neutralité d’Abû Qurra qui lève le siège. Il obtient également que les troupes de ce dernier ne participe pas à la guerre. Il bat l’armée d'ibn Rostem (voir plus haut) qui est contrait de regagner sa capitale, Tâhert (Tiaret).

Abû H’atim décide de poursuivre le siège, et prend la tête de ce qui subsiste de l'armée ibadite. C’est sans doute à ce moment, qu’il est proclamé émir de tous les ibadites, avec le titre de guerre d’imâm al difââ’, "l'imam de la défensive". Abû H’afs réussit à s’échapper et à rejoindre Kairouan également assiégée par les imazighen  partisans d' Abû H’atim. Celui-ci le poursuit, décidé à en finir avec lui et avec la ville. Le siège se poursuit longuement. Abû H’afs est tué lors d’une sortie et les habitants, en proie à la famine, se soumettent. La ville, place forte des Arabes, passe aux mains des imazighen.

Une armée arabe, dépêchée d’Egypte, arrive alors au secours de Kairouan, et Abû H’atim est contraint de se replier sur Tripoli. De là, il se rend dans les montagnes et rallie les tribus imazighen acquises à sa cause : les Nefusa, les Hawwara et les D’arissa. Il établit son camp dans un lieu fortifié, décidé à résister aux Arabes. Mais il est tué en 772 au cours d’une bataille ainsi que ses principaux compagnons : privée de ses chefs, l’armée ibadite se disperse.

La mémoire d’Abû H’atîm fut longtemps honorée par les  ibadites. Son tombeau, qui existe encore, figure parmi les sanctuaires du Djebel Nefusa, en Libye.

Les kharidjites seront finalement vaincus, mais leur foi leur permettra de maintenir des communautés au Sahara, au Mzab, et dans les régions subdésertiques (Ouargla en Algérie, Djerba en Tunisie et Néfoussa en Libye), qui existent encore actuellement

Publié dans tihert-tiaret-dz

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